Le deuxième tirage en octobre 2024 de mon ouvrage Grenoble, Déplacer les montagnes (Nevicata, L’Âme des peuples, 2019) constitue l’occasion de revenir sur ce qui constitue à mes yeux l’identité de cette ville, entendue ici au sens métropolitain du terme.
C’est d’abord une ville difficile. Son urbanisme se révèle compliqué à appréhender et les nouveaux arrivants mettent toujours un temps fou à en comprendre le plan de circulation. Ce qui en fait au demeurant une des rares villes américaines de France, comme le pointait justement Guy Tosatto, l’ancien directeur du Musée de Grenoble…
Difficile, voire ingrate tant l’effet cuvette limite les saisons douces (printemps, automne) au profit des saisons plus rugueuses (hiver, été). Grenoble reste, avec Strasbourg, l’une des rares villes de l’Hexagone au climat continental. Cela en fit une ville frugale où l’on préfère l’être au paraître, où, culture de la pente aidant, on ne se paie pas de mots…
Longtemps excentrée du royaume, de l’Empire et de la République – elle demeura ville frontière jusqu’en 1860 –, Grenoble doit sa spécificité au fait que ses habitants, souvent venus d’un ailleurs plus ou moins lointain, ont dû leur salut économique, politique et social à la mise au point de solutions originales, qui en ont fait un modèle dans les années 1970. Un modèle qui a engendré un mythe, dont les Grenoblois ont souvent du mal à se défaire pour revenir à la (dure…) réalité des choses.
Excentrée, Grenoble accueillit de nombreux Juifs à proximité des déserts protestants, dont l’austérité n’a pas manqué de marquer sa conscience. En pointe de la lutte pour la décolonisation et contre la guerre d’Algérie, les Grenoblois ont toujours dépassé leur identité propre, cultivant un au-delà d’ici et maintenant quasi mystique, tout à fait distinctif de cette communauté de destin.
Un destin d’autant plus exigeant que Grenoble, ville Compagnon de la Libération, est une ville déchue. Ancienne capitale du Dauphiné, cette ville administrative – l’économie y dépend en grande partie de la commande publique – n’a conservé que le siège d’une importante académie.
Ville compliquée, ce fut donc une ville laboratoire et une ville frondeuse avant que d’être une ville de gauche.
C’est d’ici qu’est (notamment…) partie la Révolution française en 1788, c’est ici qu’un Ariégeois, Aristide Bergès, a créé la houille blanche, qu’un ingénieur polonais, Jean Pomagalski, a développé le leader mondial du transport par câble, que le Planning familial – qui n’est pas né ici – y conduisit sans doute ses plus importantes premières manifestations, qu’un Lyonnais, Louis Néel, y développa un Commissariat à l’énergie atomique…
Cette culture scientifique et technique en aura fait la capitale française des nanotechnologies, où Minatec côtoie les start-up les plus innovantes.
Comme me le confiait l’une de mes interlocutrices pour écrire ce livre,
« Grenoble s’est créée autour d’utopies, que des personnes ont rendu possibles. »
Pierre Mendès France, qui fut député de l’Isère (1967-1968) après avoir été président du Conseil (1954-1955), ne s’était-il pas amusé auprès de Louis Mermaz, qui me l’avait confié :
« La France, c’est un problème par semaine ; Grenoble, c’est un problème par jour… » ?
Car ville puissamment industrielle aux immenses besoins de main d’œuvre, Grenoble est la ville de France au plus faible taux de natifs – quelque 30% seulement des Grenoblois sont nés entre Drac et Isère.
Présence de la montagne oblige, Grenoble est une ville sportive, sans… sport dominant ! On y joue aussi bien au hockey qu’au rugby, on y pratique le vélo et le vol libre. Arasée par un antique glacier, cette capitale (autoproclamée…) des Alpes françaises est paradoxalement la ville la plus plate de France, symbole sans doute le plus visible de ce qui en fait une ville de contrastes.
Ville d’ingénieurs, Grenoble est aussi une ville de culture …
… avec la plus importante collection d’art moderne de France – après le Centre Pompidou –, le plus important centre de création de spectacle vivant en région avec la MC2, une ville où de nombreuses politiques culturelles furent expérimentées, alors que ce n’est même pas une préfecture de région… Au point d’ailleurs d’être la seule métropole de France à compter deux scènes nationales (la MC2 et l’Hexagone de Meylan, tête de réseau Arts-Sciences) – sur… 78 !
Tout cela s’explique sans doute (aussi…) par le fait que Grenoble est une importante ville universitaire – et l’interdisciplinarité en constitua longtemps la… spécialité ! – avec l’un des plus beaux campus d’Europe, qui abrite plus de 12% de la population de l’agglomération et où, Erasmus aidant, l’on parle (presque…) toutes les langues d’Europe – et d’ailleurs…
Enfin – et c’est à mon sens tout à fait frappant –, le TGV nous aura plus rapproché de Paris que… du reste de la France ! Les amateurs d’opéra – et il y a bien d’autres exemples – savent mieux que les autres qu’on va plus vite à Genève et même à Turin qu’à… Clermont-Ferrand. Grenoble demeure en quelque sorte une ville de la Lotharingie, et, surtout, une ville européenne.
En 1967, Fernand Raynaud, l’amuseur public de la France du général De Gaulle, vexé d’y avoir fait un four, écrivit un sketch resté célèbre :
« Ne me parle pas de Grenoble ! Rien que des sportifs, tous des prétentieux… »
Oui, mais fiers de l’être, si l’on entend cette boutade à l’aune d’une certaine idée, d’une certaine exigence de ce que pourrait être notre cité idéale…